Le travail de Nicolas Mayné
A la suite de son intervention à "la moindre des choses", j'ai proposé à Nicolas de parler de son travail.
Raphëlle Goffaux : Le travail présenté à la moindre des choses se base dans un premier temps sur l'observation des passants dans ta rue pour ensuite laisser libre cours à ton imaginaire. La phase d'observation est un travail que tu effectues depuis la fenêtre de ton salon. Quels sont les éléments qui suscitent ta curiosité artistique? Ou dit autrement, que choisis-tu d'observer?
Nicolas Mayné : Ce qui m'intéresse généralement, c'est de prendre dans la vie quotidienne des petites choses qui commencent à raconter. Ça peut être une attitude, un détail vestimentaire, une situation particulière,... soit toute simple (des petits vieux avec caddy, une personne marchant sur la neige, etc), soit parfois un peu plus extraordinaires, particulières, qui me font sourire, me surprennent ou me questionnent. Parfois je me dis « mais comment osent-ils ? », mais sans corrompre, sans être moqueur. C'est plutôt un émerveillement devant les petites extravagances du quotidien.
Bien sûr, je trouve parfois ces gens dans la rue un peu ridicules, mais ça me fascine, ça me touche, car tel vêtement, tel accessoire, telle attitude prend du sens pour eux et c'est comme ça qu'ils aiment à se montrer. Alors voilà, ça me subjugue et j'ai envie de les dessiner, de saisir ce qu'eux veulent raconter d'eux-même.
En fait, je crois que ce qui m'intéresse le plus c'est ça, ce que les gens veulent raconter d'eux-même, questionner le spectre du paraître. Et j'espère comme ça, en croquant le particulier, toucher au général, accéder à quelque chose de plus « universel » (je sors l'artillerie lourde des grands mots là).
RG : En exposant dans l'espace de la moindre des choses, tu t'es exposé, laissé regarder par les autres. Peux-tu nous en dire un peu plus sur cette expérience?
NM : Il y avait sur un mur une arborescence de scènes de rue, sur un autre des petits portraits en pied et sur les tablettes devant la grande vitrine mes carnets de croquis. Tout ça était pensé et prévu. Par contre ce que je n'avais à aucun moment prévu, et qui m'a vraiment surpris, c'est l'impact que prendrait la grande vitrine et le dialogue extraordinaire qui s'engagerait avec l'extérieur, une fois le rideau tombé. Celle-ci ayant du coup le double emploi de miroir et de télévision.
De miroir car la situation fut d'un coup renversée (c'est la sempiternelle histoire de l'arroseur arrosé), et il était assez étrange de voir ces passants lancer un regard souvent furtif, parfois insistant, vers ce qui se passait à l'intérieur, c'est à dire sur un boulot s'inspirant d'eux.
De télévision maintenant car, vu de l'intérieur, cette grande fenêtre faisait office de cadre vivant, tranchant avec mes petits dessins figés. J'aurais peut-être pu laisser des murs blancs et juste exposer cette vitrine.
Et sinon, concernant mon travail à proprement parlé, je n'ai pas l'habitude de le montrer comme ça, à la vue de tous et c'est en fait aussi excitant qu'angoissant.
Excitant car c'est tout d'abord un moteur de création ainsi qu'un moment de partage et de dialogue avec d'autres personnes, mais aussi avec soi-même (on redécouvre son boulot, l'exposant à son propre regard et à ses critiques).
Angoissant car il y a toujours une part de doute dans sa légitimité à exposer surtout pour quelqu'un comme moi qui ai un travail qui tient plus de l'art populaire que d'une expression d'art contemporain.
RG : Je ne sais pas s'il faut se laisser aller aux catégorisations actuelles qui cloisonnent le domaine de "l'art contemporain" mais si tu tiens à lier ton travail à une forme d'art populaire, je trouve qu'il en a la modestie, l'accessibilité. Tu travailles de petits formats intimistes avec une fausse naïveté technique et une certaine pudeur face à ce que tu captes du réel. C'est la face visible de l'iceberg qui donne envie de regarder ton travail de plus près et qui permet d'avoir plusieurs voies d'accès à ton travail.
J'ai parlé avec des gens qui ne sont pas souvent en contact avec l'art mais qui sont passés voir ton expo. Lorsqu'ils se sont exprimés sur ton travail, c'était pour me parler de choses simples qui leur parlaient: la scène des éboueurs, la couleur d'un manteau, la texture d'un chapeau,...
Quelle est ton point de vue sur la médiation entre les arts et les publics? Et puisque par ailleurs, tu travailles aussi l'art avec des enfants, comment te positionnes-tu dans ton rôle "d'initiateur" à l'art?
NM : Vaste question.
Et je commencerai par la fin, c'est à dire le rapport à l'enfance qui est sans doute le début de ma démarche.
Je suis illustrateur de formation et passionné par les livres pour enfants. Si ce sont certains hasards qui m'ont mené à suivre cette formation (je me destinais dans un premier temps à l'horticulture, puis à la BD), ce n'est sans doute pas complètement par hasard tout de même que j'y suis arrivé ; j'adore être en contact avec des enfants et jouer ou discuter avec eux. Et ce qui me fascine le plus, c'est leur regard sur le monde.
Alors je ne veux pas tomber ici dans les banalités d'usage qui font de l'enfant une pauvre petite chose fragile, naïve et mièvre. Ce dont je parle, c'est du regard neuf qu'ils posent sur le monde.
Pour un enfant de trois ans, voir un éboueur c'est fantastique. Il n'a pas le jugement social que l'on peut avoir parfois. Ce qu'il voit, ce sont des gars habillés en fluo et qui accompagnent un gros camion qui fait plein de bruit. En plus de ça, ils font quelque chose d'utile.
Quand j'étais gosse, ce qui me fascinait, c'étaient les gens qui distribuaient de la soupe à la Côte belge. Ils étaient dans une camionnette qui faisait de la musique un peu à la manière d'un marchant de glace. Du coup, ce que je voulais faire plus tard, c’était ça, distribuer tous les midis de la soupe aux personnes âgées à la Mer du Nord, certain que ce simple boulot contribuerait à mon bonheur.
Maintenant malheureusement, je n'aime plus trop aller à la Côte belge.
Je décrivais mon travail tout à l'heure comme un « émerveillement devant les petites extravagances du quotidien ». Et bien je pense que ça tient à ça, d'un rapport au regard de l'enfance, à un regard non pas pur (car je suis las de ce genre de jugements de valeur), mais d'un regard simple, ou plutôt d'un regard tout simple (et ce n'est ni mieux ni moins bien que d'autres regards que l'on peut porter sur le monde, c'est juste différent).
Et peut-être est-ce pour cela que les dessins qui étaient exposés à l'espace la moindre des choses touchaient des publics qui n'ont pas un contact habituel à l'art, c'est parce qu'ils s'y voyaient en quelque sorte et en partie représentés, sans jugement social ou de valeur (ou en tous les cas avec la volonté de ne pas en avoir).
Il y a bien sûr toujours une part de sarcasme ou de critique mais si je choisis telle ou telle personne, c'est avant tout parce que quelque chose me touche chez elle.
À côté de ça, et sans doute devrais-je dire « avant toute chose », je suis aussi professeur d'art.
Et « avant toute chose » donc, je me vois comme un pédagogue. Ce n'est pas toujours facile et merveilleux mais ça me passionne.
J'ai la chance de travailler avec des enfants et parfois avec des adultes.
L'image de professeur n'est pas neutre, elle induirait un quelque chose, des prérequis, un savoir présupposé, etc. Celle de l'élève non plus ne l'est pas. Elle induirait une carence, un vide ou un manque.
Et pourtant enseigner, ce n'est pas remplir un vase vide. Car remplir un vase impliquerait qu'une cruche se vide, et je ne me vide pas de mon savoir en le transmettant (et puis je ne me vois pas comme une cruche).
Si je dois entretenir la comparaison, ce serait plutôt avec ma formation première, celle d'horticulteur. Car enseigner, c'est plutôt essayer de semer des petites graines d'idée ou parfois carrément planter une plante. Graines et plantes qui auront leur vie propre, se développant ou pas, poussant dans l'ombre ou mises en plein soleil et se nourrissant (et c'est le plus important) d'un substrat déjà existant.
Il y a plusieurs façons de jardiner. On peut tout raser à blanc et semer des idées droites, en lignes, nourries à grand renfort d'engrais et de pesticides, comme si le sol était pauvre et que la nature ne pouvait faire son œuvre, ça porte un nom, ou plutôt plusieurs ; l'idéologie, l’extrémisme, le formatage, etc.
Personnellement je préfère la méthode douce et « naturelle ». Semer de-ci, de-là, sans toujours savoir si ça donnera quelque chose, ou ce que ça donnera. Enlever les mauvaises herbes d'accord, mais sont-elles toujours mauvaises. Les orties c'est envahissant et ça pique, oui, mais c'est un refuge pour les coccinelles et certains papillons. Et puis on peut en faire du purin que l'on utilisera pour protéger d'autres plantes plus fragiles et plus précieuses.
Toute proportion gardée, l'image du jardinier me plaît assez. Toute proportion gardée, car notre pouvoir d'action est en réalité (et fort heureusement) assez minime. L'enfant, et même l'adulte, serait comme un jardin et le professeur, au même titre que les parents, la famille, les amis, les rencontres, serait une sorte de jardinier itinérant mais un peu plus spécialisé. Jardinier qui serait lui-même un jardin, jardin lui-même jardiné par les élèves qu'il jardine car un professeur à toujours beaucoup à apprendre de ses élèves.
Bon, ce n'est jamais qu'une comparaison (que j'espère pas trop simpliste) et qui se développe dans les limites du style.
Ma mère, qui est institutrice, et que j'aime et que j'admire par ailleurs beaucoup, a toujours eu tendance à ne pas accepter que l'on puisse ne pas savoir certaines choses.
À 13 ans, si je lui avais demandé par exemple qui était Charlemagne, au lieu de me l'expliquer, elle m'aurait avant tout sévèrement réprimandé, s'indignant pendant d'interminables minutes du fait que son propre fils ne sache pas qui était Charlemagne. Fort heureusement pour moi, j'ai su très tôt qui était Charlemagne, mais je me souviens par exemple qu'à seize ans, je ne savais pas ce qui distinguait une consonne d'une voyelle. J'avais dû louper l'information en vol ou l'oublier et puis il était trop tard pour demander, sous peine de passer à l'école pour un sot, ou alors pire, de devoir subir les interminables critiques acerbes de ma mère. Tout aurait pu être réglé bien plus tôt si j'avais pu avoir une simple réponse.
Heureusement, âgé de seize ans, j'ai eu la brillante idée d'aller voir la définition au dictionnaire et je me suis senti bête alors de ne pas l'avoir fait beaucoup plus tôt.
Si je parle de ça, c'est parce qu'enseigner c'est avant tout pour moi essayer de revêtir un tant soit peu les yeux de l'autre et accepter ses lacunes.
Au début, quand j'ai commencé à travailler avec les enfants, j'avais tendance à assez vite m'énerver quand un enfant ne réussissait pas à faire quelque chose qui me semblait tout simple ou que je trouvais avoir si bien expliqué. Et puis un jour je me suis dit « pourquoi s'énerver, alors qu'il est tellement plus simple de sourire », c'est ce que j'essaie alors de faire et je suis bien plus serein depuis.
« Il n'y a pas de bête question », s'il y en a, mais s'il y a des bêtes questions, il ne devrait pas avoir de honte à les poser mais ça c'est dur à accepter.
Comme il est dur d'accepter que l'on puisse n'être qu'un artiste mineur.
Et pourtant avec un peu de vanité peut-être, j'ai envie de dire « j'en suis ».
Et en me référant à l'art populaire, je ne veux pas catégoriser à outrance le monde artistique, mais je crois qu'il y a bien deux formes d'art, une populaire, au « a » mineur, et une autre au « A » majeur.
À mon sens (mais je m'avance en eau trouble), l'art populaire entretiendrait un rapport intime avec une certaine « utilité ». Un livre pour enfant sert à raconter une histoire, les peintures dans les églises à nous raconter la vie de Jésus ou des saints.
Alors que d'autre part, quand Rubens nous peint le martyre de Saint Liévin, il ne nous raconte pas l'histoire d'un pauvre type qui se fait arracher la langue, non, il nous parle de Peinture, de couleur, de structure, de représentation du corps et de la chair, de ce qui fait donc Art, le malheureux Saint Liévin n'étant qu'un prétexte.
Je ne dit pas que l'Art à majuscule est inutile, non, je dis juste qu'il n'aurait peut-être pas d'utilité, ou en tous les cas pas d'utilité autre que de se questionner.
La frontière est bien sûr ténue, certains illustrateurs comme mon ami Stéphane Ebner par exemple, ont un travail qui me semble plus tenir d'une démarche de plasticien, alors que d'autres, et la liste est longue, oscillent entre les deux mondes.
Peut-être est-ce parce qu'il n'y a justement pas de réelle frontière, pas de membrane perméable, mais plutôt une semi-perméable permettant un passage de l'un à l'autre, relevant plutôt d'une osmose que d'une opposition.
Comme il n'existe pas d'une part les grands artistes et d'autre part les artistes ratés qui au mieux deviennent prof. Il y a des artistes au « a » mineur, et d'autres Majeurs. Tous s’influençant mutuellement.
En idéale toutefois, car nous somme dans une société qui a tendance à favoriser les Majuscules, les Grands Hommes, de façon parfois un peu ridicule surtout quand ils semblent faire défaut. Ainsi, cela fait peut-être vingt ans je crois (voir plus) que meurent à intervalle régulier « un des derniers monstre sacré du cinéma français ». Et j'ai comme qui dirait l'impression qu'il en reste encore beaucoup des derniers.
Ainsi je crois être un artiste à minuscule, qui voguerait dans une sorte d'entre-deux, entre un art populaire et une forme d'Art que j'espérerais plus contemporaine. Et ce, non par dépit, mais plutôt par choix.
Ou plutôt parce que je me suis rendu compte que je n'avais pas envie d'autre chose, être un homme de génie, vouer sa vie à l'Art, corps et âme, ce doit être très fatiguant, et en plus on n'en sort pas toujours indemne.
Et puis on voit tellement de gens sans génie mais persuadés d'en avoir, ces gens devenant souvent aigris. Alors je pense qu'il est important pour un ou une artiste, à un moment donné, de se débarrasser de toute contrainte sociale et de toute vanité et de se demander où il ou elle se place dans la société et où il ou elle aimerait vraiment aller.
S'il ou elle pense être un homme ou une femme de génie que les manuels d'histoire retiendront, alors tant mieux (mais il faut y aller à fond). Et quelqu'un qui se questionnerait ainsi devrait aussi se dire qu'il y a d'autres endroits où se tenir qu'en haut d'une prétendue pyramide, parce que sans la base, le haut ne tient pas.
Cela ne veut pas dire que je n'ai aucune prétention, j'essaie toujours de me dépasser, de pousser toujours plus loin mes réflexions et mes travaux, sans quoi je cours le risque de m'ennuyer.
Alors voilà, ce ne sont pas de grandes vérités que je balance ici, mais plutôt les balises qui contiennent mon travail, et j'espère que c'est ainsi que cette petite interview sera reçue.
Merci.