Avoir sans être, ou la question de l’emploi pour l’emploi
mai 2014
A l’heure où des citoyens d’Europe se mobilisent pour que la possibilité d’existence d’un revenu de base inconditionnel puisse au moins être envisagée par la commission européenne (1), où nous constatons qu’il n’y a plus assez de travail pour tous, où beaucoup se sont reconnus dans la description faite des “jobs à la con” (2), rien de tel que la lecture des textes d’André Gorz regroupés par les éditions “les liens qui libèrent” et le “Monde diplomatique” sous le titre “Bâtir la civilisation du temps libéré”...
Les questions posées par ce précieux petit texte sont multiples. Mon souhait étant que vous le lisiez, je me permets à peine de dégager ce qui me frappe...
Dans notre charmante société du rendement, le fait de produire plus en un temps record a des effets sur la quantité de travail disponible. Au lieu de se réjouir de voir que tous les humains pourraient être nettement moins occupés par le travail et pourraient disposer sans culpabilité aucune de plus de temps libre (je ne parle donc pas d’un temps passé à chercher un emploi) et ce, sans souffrir d’aucune forme de précarité, l’on constate plutôt “une distribution injuste du travail, du temps disponible et des richesses” (3). Autrement dit, le travail à temps plein à durée indéterminée n’est plus possible que pour une minorité tandis que les jobs précaires à temps et salaire partiels et à durée limitée poussent comme des champignons.
Il faut bien créer de l’emploi, se dit-on, pour tenter d’occuper la majorité laissée sur le carreau… Et c’est bien là le problème. Avec ce type de raisonnement de création d’emploi pour la création d’emploi, on oublie qu’avec un système économique tellement “performant” que le nôtre, il n’y a plus d’emplois économiquement utiles à créer…
Et si d’autre part, la société souffre de carences dont le comblement pourraient créer de l’emploi utile, ce type d’emploi n’est actuellement pas “rentable”. Il suffit de voir à quelle vitesse les budgets du secteur non-marchand ont été revu à la baisse ces dernières années. A cela, André Gorz pose il y a plus de 20 ans la question suivante: “A quels nouveaux domaines d’activité peut-on étendre les échanges marchands pour remplacer tant bien que mal les emplois supprimés par ailleurs dans l’industrie et les services industrialisés?” (4)
En cherchant bien, la solution est simple: il suffisait de professionnaliser des actes que tout un chacun est capable de faire mais ne fait plus par manque de temps! Hé oui, la petite minorité de ceux qui sont très occupés par leur job à temps plein et stable n’ont plus beaucoup de temps libre pour eux. Alors le peu qu’il leur reste ferait mieux d’être “rentabilisé” dans du “bon temps”. Pas de problème, il y aura bien une femme de ménage pour gérer leur linge sâle, une nounou pour garder les enfants et un jardinier pour embellir leur terrain. Sauf que ce type d’emploi ne correspond plus au principe de “substitution productive” de notre ancienne société industrielle. En effet, tandis qu’avant, les tâches que tout un chacun assumait pour lui-même ont été remplacées par des services industrialisés pour une question d’efficacité (gain de temps et meilleure qualité): coudre ses vêtements, cuire son pain, fabriquer ses meubles..., les nouveaux jobs de nos “sociétés de services” n’apportent pas cette efficacité. Quel est l’avantage alors à créer des emplois dont les tâches pourraient être réalisées avec la même “efficacité” par tout un chacun dans sa vie privée? Fastoche, la réponse réside dans la différence de salaire entre celui qui engage un “prestataire de service” et le “prestataire de service” lui-même. Voilà ce qui explique le développement de ce type d’emploi: ceux qui travaillent dans le secteur “des services personnels” gagnent nettement moins pour une même durée de travail que leur propre employeur. Gorz n’hésite pas ici à mettre en relation la réalité de ces sous-jobs avec la réalité des début de l’ère industrielle où les jobs de serviteurs, gens de maison et de la débrouille touchaient une population faite de “ruraux illettrés et d’artisans ruinés” (5) dans une société qui était encore très éloignée dans les faits des notions de démocratie, du droit à l’éducation et de l’égalité des chances.
Dans cette conception de l’emploi pour l’emploi, la professionnalisation des tâches du quotidien est économiquement nulle mais est une manne à emplois précaires destinés à “occuper” une sous-classe de travailleurs. Ou, dit plus franchement par Gorz: à “gaspiller du temps de travail pour le plus grand agrément d’une minorité de nantis” (6) favorisés par les politiques de réduction d’impôts sur les revenus supérieurs. En terme d’éthique, Gorz se pose aussi la question de savoir jusqu’où va-t-on étendre les services personnels et en quoi ce n’est pas déjà en train de transformer “les fondements de l’autonomie existentielle mais aussi ceux de la socialité vécue et du tissu relationnel.” (7)
Au moment où je termine ce texte, Mats Pilhem, bourgmestre adjoint de Göteborg en Suède compte expérimenter les journées de travail d’une durée de 6 heures (8)… Il y a de l’espoir les gars!
Raphaëlle
1. http://basicincome2013.eu/fr/
2. ou “bullshit jobs”, terme lancé par l’antropologue David Graeber dans son pamphlet lisible ici: http://www.strikemag.org/bullshit-jobs/
3. André GORZ, “Bâtir la civilisation du temps libéré”, 2013, éd. Les liens qui libèrents, p.24
4. Id, p.31
5. Id, p.38
6. Id, p.40
7. Id, p.42
8. http://www.slate.fr/economie/85775/travailler-six-heures-par-jour-suedois